André Morellet project: Digital letters

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André Morellet: esquisse biographique

Si André Morellet (1727–1819) apparaît dans la littérature française du dix-huitième siècle comme un écrivain secondaire, il a cependant joué dans la diffusion des idées ‘philosophiques’ et dans les principaux débats et controverses de son temps un rôle important et souvent même décisif.

Sa remarquable longévité lui permit d'assister et souvent de prendre part à beaucoup d'événements qui transformèrent, avant la Révolution, la société française et le monde occidental. Né sous le règne de Louis XV, il fut un témoin de la Révolution américaine, puis de la Révolution française, du Consulat et de l'Empire, enfin de la Restauration des Bourbons. Dans le domaine intellectuel, il participa activement au grand mouvement de pensée que suscita la publication de l'Encyclopédie. Cosmopolite par conviction, Morellet eut des amis et des correspondants distingués. En France il fut lié avec d'Alembert, Diderot, Voltaire, Mme Geoffrin, les Necker, les Helvétius, le baron d'Holbach, Marmontel, Suard, Turgot, Pierre Samuel Dupont, Nicolas Louis François de Neufchâteau, Pierre Louis Rœderer, Jean Pierre Louis Fontanes et Joseph Marie de Gérando; dans le monde anglophone avec Benjamin Franklin, Garrick, Hume, Jefferson, Richard Price, Shelburne, Josiah Tucker, Bentham, Charles Burney et Maria Edgeworth; parmi les Italiens il connut Beccaria, Galiani, Paolo Frisi et les frères Verri. Ces noms permettent d'imaginer la variété et l'étendue de ses intérêts et de ses curiosités qui sont celles, littéralement, d'un encyclopédiste. En nous apportant un reflet direct, en prise sur l'actualité, ses lettres enrichissent notre connaissance concernant la société, les milieux littéraires et l'histoire des idées pendant à peu près soixante ans. Morellet avait 32 ans lorsqu'il écrivit notre première lettre, en 1759, à Malesherbes; 59 ans plus tard, il signa, à l'âge de 91 ans, une lettre à Joseph Louis Joachim Laîné, ministre de l'Intérieur, le 14 août 1818.

Comme un certain nombre de ‘philosophes’, Morellet appartenait à la petite bourgeoisie de province. L'aîné des quatorze enfants de Claude Joseph et Catherine Gabriel Morellet, il vint au monde le 7 mars 1727 à Lyon et fut baptisé le jour suivant, en présence de son parrain André Morellet, marchand, et de sa marraine Jeanne Curiel, veuve de Joseph Pitiot, également bourgeois de Lyon. Parmi ses frères nous connaissons Jean François, dit ‘de Florence’, nommé caissier de l'administration des domaines en 1780. Une sœur, Françoise, veuve Lerein de Montigny, s'installa à Paris chez Morellet en juillet 1777 avec sa fille, Marie Adélaïde, qui épousa Marmontel. Une autre sœur, Claire Rosalie, fut religieuse; la cadette, Pierrette, épousa Henry Belz, marchand d'origine suisse résidant à Lyon. Par la suite deux de leurs filles résidèrent chez Morellet: la première, Catherine Henriette, venue à Paris en 1783, épousa Louis Claude Chéron en 1795; la deuxième, Antoinette Adélaïde, demeura chez son oncle durant les dix dernières années de sa vie.

Notre connaissance des premières années de Morellet provient presque entièrement de ses Mémoires, qu'il écrivit, semble-t-il, au plus tard vers 1805. La situation matérielle difficile de sa famille détermina son éducation: ‘Mon père était marchand papetier, et son commerce, borné comme ses capitaux, ne lui laissait guère les moyens de donner à ses enfans une éducation longue et coûteuse, comme celle qui peut former un homme de lettres’ (Mém. 1822 1:2). Toutefois, après des études primaires sur lesquelles il reste muet, il fut inscrit au collège des jésuites à Lyon (le collège de la Très Sainte Trinité, aujourd'hui Lycée Ampère). Ses premières années d'études ne furent ni heureuses ni prometteuses: ‘négligé de mes premiers régens, à cause de la médiocrité de mon état, et n'ayant point d'autre guide, je me souviens qu'en sixième et en cinquième je fus constamment un des derniers de la classe, et fouetté régulièrement pour l'exemple et l'instruction des autres [. . .]. Je ne pense encore qu'avec horreur à la malheureuse condition où j'ai vécu pendant ces premières années d'une jeunesse douce et docile, qui ne demandait qu'à être encouragée, et à tout le temps que j'ai perdu par l'indifférence et l'injustice de mes maîtres’ (Mém. 1822 1:3).

Cependant, en quatrième un régent bienveillant, Jean François Fabry, s'intéressa à lui; il s'appliqua davantage et devint l'un des meilleurs élèves de sa classe, obtenant constamment les premières places. Depuis cette époque il manifesta un goût déterminé pour les belles lettres, lisant et relisant ‘sans cesse’ Horace et Juvénal, Pascal et La Fontaine (Mém. 1822 1:3–4).

Au moment où il termina sa rhétorique, à 14 ans, Morellet désira devenir jésuite. Mais son père en décida autrement et il dut, après quelque résistance, se plier à la volonté paternelle. C'est ainsi qu'il quitta Lyon pour poursuivre ses études dans un collège parisien où il arriva vers la fin de l'année 1741.

Le séminaire des Trente-trois était ‘renommé, parmi les séminaires de Paris, pour les bonnes études’ (Mém. 1822 1:5) et généralement ses étudiants obtenaient des chaires à la faculté de théologie ou étaient nommés à des fonctions ecclésiastiques de distinction. Les cinq ans qu'il y passa à étudier la philosophie et la théologie contribuèrent à révéler et à aiguiser son talent pour la dispute: ‘Je devins bientôt philosophe et théologien très-argut. Je poussais surtout les objections avec une grande adresse. Je me défendais moins bien que j'attaquais; mais enfin, sur plus de cent jeunes gens de toutes provinces, j'étais ce qu'on appelait un des meilleurs sujets’ (Mém. 1822 1:6).

Bachelier en théologie en 1748, Morellet était à un tournant décisif de sa carrière intellectuelle. La marche logique à suivre était de courir la licence, mais pouvait-il y songer avec des ressources aussi limitées que celles dont disposaient ses parents? Par chance, l'un de ses cousins, Toussaint Jacques Paul Morellet, lui avança la somme de mille livres, l'encourageant non seulement à préparer sa licence, mais encore à se faire agréger à la Maison et société de Sorbonne. Il y parvint, et ce succès profita beaucoup à sa carrière littéraire. Comme il l'a expliqué dans ses Mémoires, la société de Sorbonne était indépendante de la faculté de théologie de l'Université de Paris. C'était ‘une réunion théologique, où se suivaient les études et les exercices de la faculté de théologie. Les membres formaient entre eux une société, où l'on n'était admis qu'après certains examens et quelques frais. La société comprenait environ cent ecclésiastiques, la plupart évêques, vicaires généraux, chanoines, curés de Paris et des principales villes du royaume, et par conséquent ne pouvant vivre dans la maison. Il y demeurait habituellement environ vingt-quatre docteurs, dont six professeurs des écoles de Sorbonne, un procureur, un bibliothécaire, et dix à douze bacheliers se préparant à leur licence, faisant place à d'autres jeunes gens suivant la même carrière’ (Mém. 1822 1:8).

Morellet résida à la Sorbonne environ cinq ans, de 1748 à 1752, date à laquelle il termina sa licence avec distinction. Dans la riche bibliothèque de la Société, il se livra à des lectures très étendues: ‘Je dévorais les livres. Locke, Bayle, [Jean] Le Clerc, Voltaire, Buffon, Massillon me délaissaient de Tournely, de [Jean] Morin, de Marsham, de [Samuel] Clarke, de Leibnitz, de Spinosa, de Cudworth; et comme plusieurs de mes confrères apportaient dans ces études la même ardeur que moi, nos discussions étaient de nouveaux et puissans moyens d'instruction’ (Mém. 1822 1:20). L'amitié qu'il noua alors avec plusieurs de ses condisciples joua aussi un rôle important dans sa formation intellectuelle ainsi que dans son ascension sociale: ‘Mon admission dans la maison de Sorbonne me procura dès lors un avantage précieux, en me faisant vivre sous le même toit et en me liant avec de jeunes ecclésiastiques, dont plusieurs, destinés par l'ancien ordre des choses à occuper les premières places du clergé, pouvaient me conduire à leur suite dans la carrière de la petite fortune que je pouvais raisonnablement ambitionner’ (Mém. 1822 1:11). Ses relations avec Turgot, Boisgelin de Cucé, Champion de Cicé et Loménie de Brienne lui furent, par la suite, utiles à maintes reprises et favorisèrent largement sa vie sociale en lui donnant accès au ‘grand monde’ et aux salons politiques et littéraires les plus influents.

Sa dette vis-à-vis de Turgot fut particulièrement importante. Quoique ce dernier ait quitté la Sorbonne en 1750, ils restèrent amis. Turgot encouragea Morellet à étudier l'économie politique (Mém. 1822 1:36). Il le présenta à Vincent de Gournay, célèbre économiste de l'école libérale, et aux Trudaine — Daniel Charles, intendant des finances, et son fils, Jean Charles Philibert Trudaine de Montigny, qui succéda à son père en 1769. Trudaine père chargea Morellet d'écrire sur des questions économiques pour le gouvernement. Par eux, Morellet fut introduit dans la société parisienne des salons: celui de Mme Geoffrin surtout, qu'il fréquenta de façon très assidue.

Loménie de Brienne n'abandonna pas, comme Turgot, la carrière ecclésiastique; au contraire il en poursuivit une particulièrement brillante. Dès ses plus jeunes années, il avait résolu de devenir ministre et homme d'Etat. Ses ambitions finirent par prendre corps et Loménie de Brienne devint successivement évêque de Condom, archevêque de Toulouse, puis de Sens, ministre de Louis XVI, et cardinal. Il accueillit généreusement Morellet au château de Brienne pendant de longues périodes au cours des étés 1776–1782.

Les dernières années de Morellet à la Maison de Sorbonne coïncidèrent avec la célèbre ‘affaire’ de l'abbé de Prades. Ce fut chez ce dernier qu'il rencontra Diderot et, par lui, d'Alembert.

Sa licence achevée en 1752, Morellet devait gagner sa vie. Etant donné les modestes revenus de sa famille, continuer ses études en vue de l'obtention du doctorat en théologie était impossible. De plus, aucune chaire de philosophie n'était vacante et ‘me faire prêtre de paroisse, était un parti auquel il m'était impossible de me résoudre’ (Mém. 1822 1:22). Vivre du métier d'homme de lettres lui semblait difficile. Enfin il fut choisi pour précepteur du deuxième fils d'Antoine Martin Chaumont de La Galaizière, chancelier du roi de Pologne; à ce titre, il suivit au collège du Plessis à Paris, le jeune abbé de La Galaizière. D'un point de vue strictement matériel, la position de Morellet devenait décente: ‘1,000 liv. d'honoraires, logé, nourri, et désormais à l'abri du besoin’ (Mém. 1822 1:25). Il passa ainsi deux ans à surveiller les études de son élève et à apprendre l'italien, l'anglais, à lire et à écrire.

Morellet suivit son élève au séminaire Saint-Magloire en 1754. Ce fut à cette époque, d'après les Mémoires, qu'il s'intéressa davantage aux questions d'économie politique. Il continua à fréquenter Turgot et Loménie de Brienne et, avec eux, à approfondir ces matières. Peu à peu, son intérêt pour l'économie politique s'accrut et supplanta celui qu'il avait manifesté jusqu'alors pour la théologie et la philosophie: ‘je me laissais insensiblement conduire à des études plus solides, non moins abstraites pour ceux qui veulent les approfondir, et plus utiles aux hommes lorsqu'on sera parvenu à en trouver le bout’ (Mém. 1822 1:37). Sa rencontre en 1755 avec Vincent de Gournay, alors intendant des finances, lui donna accès aux œuvres des économistes britanniques et français, en particulier Charles King, Josiah Child, Louis Joseph Plumard de Dangeul et Richard Cantillon.

A l'âge de 28 ans, Morellet était connu d'un petit nombre d'hommes influents à Paris: Turgot, les Trudaine, Diderot, d'Alembert et Malesherbes, qui semblent avoir exercé sur ses orientations intellectuelles une influence déterminante. Le Petit écrit sur une matière intéressante (1756), s'élevant contre la persécution religieuse dont les protestants du Languedoc étaient l'objet, est son premier livre publié. Cet écrit produisit son effet, du moins à Paris: ‘M. de Gournay, M. Turgot, M. de Malesherbes furent [. . .] très-contens de moi’ (Mém. 1822 1:40). Diderot et d'Alembert furent ‘ravis de voir un prêtre se moquer des intolérans’ (Mém. 1822 1:40), et l'engagèrent à travailler pour l'Encyclopédie. En 1756 et 1757 il écrivit au moins six articles de théologie pour ce dictionnaire.

En 1758, il fit ses débuts comme économiste en plaidant par écrit pour une réforme économique de grande portée. Au cours des trente années précédentes, la fabrication des toiles peintes avait été interdite en France ainsi que l'importation et l'utilisation des toiles étrangères. Daniel Charles Trudaine, intendant des finances, espérait convaincre le Conseil du Roi de lever ces interdictions et l'engagea à rédiger ses Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l'usage des toiles peintes en France (Genève [Paris], 1758) qui contribuèrent à déterminer, en cette matière, le Conseil du Roi en faveur de la liberté commerciale.

La même année, Morellet accompagna son élève dans un voyage en Italie qui dura presqu'un an - de la fin mai 1758 à la fin mars 1759. Il s'y plongea dans la langue, la culture et la pensée italiennes, séjournant longtemps à Rome, puis visitant Florence, Padoue, Venise, Naples, Sienne, Lucques, Livourne et Milan. Si, comme il l'affirme, il est resté en contact avec ses amis parisiens durant cette période, en particulier avec Diderot, Turgot et d'Alembert (Mém. 1822 1:70–71), aucune trace ne nous en est, malheureusement, parvenue. Au cours de ce voyage, il continua à accumuler des matériaux économiques, tout en s'intéressant vivement aux arts, particulièrement à l'architecture et à la musique. Il rencontra Tartini à Padoue, et son essai ‘De l'expression en musique’ (Mél. 4:366–404), écrit à ce moment-là, témoigne d'un intérêt pour la musique et la théorie musicale qui persista sa vie durant. A cette époque, il rédigea aussi le Manuel des inquisiteurs, subtil condensé du Directorium inquisitorum de Nicolas Eymerich, un inquisiteur du quatorzième siècle. Le procédé dont il usa pour présenter ce texte à ses contemporains fut très efficace: ‘J'imaginai d'en extraire [. . .] tout ce qui me paraissait le plus révoltant; et, avec un peu de peine, je vins à bout de donner un corps et une forme à toutes ces atrocités éparses. Je les rangeai selon l'ordre de la procédure, en commençant par l'information, et finissant par l'exécution des condamnés. Je m'interdis toute réflexion, parce que le texte seul suggérait assez celles que j'aurais pu faire’ (Mém. 1822 1:60–61). A sa publication, faite avec l'appui tacite de Malesherbes en 1762, Voltaire communiqua à Morellet son enthousiasme: ‘Si j'ai lu la belle jurisprudence de l'inquisition! Eh oui, mort-dieu, je l'ai lue, et elle a fait sur moi la même impression que fit le corps sanglant de César sur les Romains’ (Best. D10323). L'appréciation, tout aussi favorable, de Frédéric II fut transmise à Morellet par d'Alembert, le 16 juillet 1763 (App. A-7).

A leur retour à Paris au printemps 1759, Morellet et le jeune abbé de La Galaizière s'installèrent au collège de Bourgogne où ce dernier fit des études en vue de la licence. Là, Morellet poursuivit en paix ses recherches, grâce à une pension de mille livres accordée, en mai 1758, par le chancelier de La Galaizière, en remerciement des services rendus à son fils. A la même époque, il fut présenté au cercle de Mme Geoffrin par Trudaine de Montigny; il devint l'un de ses hôtes habituels le lundi, jour généralement réservé aux artistes, aux peintres en particulier, et le mercredi, jour consacré surtout aux ‘philosophes’ et aux gens de lettres.

La fin des années 1750 et le début des années 1760 marquèrent une réaction du pouvoir royal contre les ‘philosophes’ et leurs amis. Un arrêt du Conseil du Roi avait supprimé le privilège de l'Encyclopédie, et Charles Palissot et Jean Jacques Le Franc de Pompignan vilipendaient les ‘philosophes’ au théâtre et à l'Académie française. Morellet décida prudemment de cesser de collaborer à l'Encyclopédie: ‘je ne pensai pas devoir partager désormais la défaveur que cette suppression jetterait sur un homme de mon état, qui continuerait, malgré le gouvernement, à coopérer à un ouvrage proscrit comme attaquant le gouvernement et la religion; et je me livrai dès-lors avec plus de suite à mes études d'économie publique’ (Mém. 1822 1:88). Cependant, le goût pour la polémique que, jeune théologien, il manifestait déjà, restait intact, et, suivant l'exemple de Voltaire, il combattit les anti-philosophes. S'attaquant d'abord à Le Franc de Pompignan, il publia les Les Si, Les Pourquoi (voir Lettre 7n2) et La Prière universelle. Puis il défendit les ‘philosophes’ contre Palissot dans sa Préface de la comédie des Philosophes (Paris [Lyon], 1760). Ce libelle, qui contenait quelques traits injurieux envers la princesse de Robecq (voir Lettre 2), lui valut, pour six semaines, l'embastillement, suivi d'une interdiction de séjour à Paris durant l'automne 1760 et la perte de sa résidence au collège de Bourgogne. Mais de ces malheurs il tira profit: Rousseau, d'Alembert et Voltaire avaient pris sa défense. Loin de lui nuire, son incarcération lui apporta une sorte de gloire et les salons parisiens se le disputèrent: ‘je trouvai un redoublement d'amitié dans M. Turgot, M. Trudaine de Montigny, Diderot, d'Alembert, Clairault, le chevalier de Chastellux; et beaucoup de maisons, celles du baron d'Holbach, d'Helvétius, de Mme de Boufflers, de Mme Necker, etc., s'ouvrirent aisément pour moi’ (Mém. 1822 1:123).

Les années 1760 élargirent de façon significative ses horizons intellectuels et le réseau social au sein duquel il vivait et travaillait. Sa présentation par Turgot à Mme Helvétius fut le point de départ d'une amitié qui dura près de trente ans et sa relation avec Julie de Lespinasse dura jusqu'à la mort de cette dernière. Grâce à Chastellux, à qui il avait été présenté par Turgot, il connut Buffon, et, grâce au baron d'Holbach, il fit la connaissance de plusieurs Italiens et Anglais de passage à Paris: l'abbé Galiani, Caracciolo, Frisi, Garrick, et Hume. Enfin, les années 1760 donnèrent à Morellet l'occasion de rencontrer pour la première fois Voltaire à Ferney en juin 1766 et d'accueillir Beccaria et Alessandro Verri, qui arrivèrent à Paris en octobre 1766.

La même période vit Morellet aborder de nouveaux domaines, en particulier le droit et la médecine. Il traduisit en effet, en 1766, le livre de Beccaria intitulé Dei delitti et delle pene et adapta, en 1764 et en 1767, deux ouvrages de Angelo Giuseppe Maria Gatti sur l'inoculation. Son édition de Beccaria contribua puissamment à diffuser dans l'Europe des Lumières l'un des textes les plus importants du siècle pour la réforme du droit pénal.

En réaction contre la volonté de l'administration royale d'interdire la publication d'écrits sur des sujets administratifs, Morellet rédigea en 1764 des Réflexions sur les avantages de la liberté d'écrire et d'imprimer sur les matières de l'administration. Bien qu'écrit avec ‘une extrême modération’ (Mém. 1822 1:146), ce livre ne put alors voir le jour. Trudaine père parut l'approuver, cependant, et son fils, Trudaine de Montigny, le transmit à Chauvelin, intendant des finances, qui à son tour le communiqua à L'Averdy, contrôleur général des finances. Péremptoirement, ce dernier déclara: ‘pour parler d'administration, il faut tenir la queue de la poële, être dans la bouteille à l'encre; [. . .] ce n'est pas à un écrivain obscur, qui souvent n'a pas cent écus vaillant, à endoctriner les gens en place’ (Mém. 1822 1:147). L'ouvrage demeura inédit jusqu'à l'arrivée de Turgot au contrôle général des finances en 1774.

Trudaine père fit de nouveau appel à Morellet en 1762. Il était question de montrer l'intérêt qu'il y aurait, pour le commerce intérieur du royaume, de démanteler les barrières, droits et tarifs de diverses sortes qui l'entravaient et le gênaient. Dans son Mémoire des fabriquans de Lorraine et de Bar (Nancy, 1762), Morellet atteignit bien cet objectif, mais les barrières et droits subsistèrent jusqu'à la Révolution.

Vers 1762, les libraires parisiens Estienne lui demandèrent de préparer une nouvelle édition du Dictionnaire universel de commerce des frères Savary et il forma un projet bien plus ambitieux: ‘m'étant convaincu par un examen réfléchi de cet ouvrage que le fond et la forme n'en valaient rien, je conçus le projet d'un dictionnaire nouveau, sur un plan beaucoup plus vaste, et par-là même plus difficile à exécuter, surtout avec l'exactitude, la correction et l'ensemble que je me suis toujours proposé de mettre dans cet immense travail’ (Mém. 1822 1:182).

La première mention de son Dictionnaire de commerce dans la correspondance se trouve dans une lettre écrite à Garrick en avril 1765 (Lettre 12). Après avoir prié son correspondant de lui envoyer des ouvrages anglais traitant de ‘l'administration du commerce et des finances dans vôtre pays[,] de votre navigation[,] de vos loix de commerce[,] des reglemens de vos manufactures [,] &c’, Morellet décrit l'ampleur de son entreprise et son utilité, non seulement pour la France, mais pour le ‘genre humain’ tout entier. En développant, dans son ouvrage, ‘les principes d'une science aussi vaste et j'ose dire assés inconnue jusqu'à present’, il s'affirme ‘cosmopolite’. Vers la fin de l'été 1768 le Prospectus du Dictionnaire était sous presse: ‘J'imprime mon prospectus. Jacta est alea’ (Lettre 29, à Turgot). Il parut en mai 1769, suscitant deux cent cinquante souscriptions à 120 livres chacune.

Malheureusement, en dépit de plus de vingt ans de travail, l'ouvrage ne vit jamais le jour, au moins dans la forme sous laquelle son auteur l'avait conçu.1 Morellet énumère, dans ses Mémoires, les raisons de cet échec. S'il était devenu secrétaire du bureau du commerce en 1768, comme le lui avaient fait espérer Trudaine de Montigny et Etienne Maynon d'Invault, il aurait disposé facilement d'une documentation qui, autrement, était plus difficile à rassembler. Par ailleurs, il reçut, de la part des contrôleurs généraux successifs, l'ordre d'étudier pour eux différentes questions d'administration, commandes qui entravèrent son travail.

Morellet disposait pourtant de secrétaires très compétents, et surtout de l'appui financier de l'administration royale, qui lui fut octroyé jusqu'en 1791. La première gratification que reçut Morellet — 2000 livres tous les six mois — fut accordée en septembre 1766; en juillet 1769 elle fut portée à 3000 livres. Le mois de septembre suivant, il pria Turgot d'intercéder en sa faveur auprès de l'abbé Terray, contrôleur général des finances (voir Lettre 50) et put ainsi triompher des difficultés qu'on voulait opposer à l'entreprise.

Dans un temps où le commerce était languissant, les frères Estienne hésitaient à publier cinq volumes in-folio (Lettre 52). La crainte de voir l'ouvrage saisi sur ordre d'un contrôleur général peu favorable aux théories libérales des ‘économistes’ semble avoir aussi, un moment, intimidé l'auteur du Dictionnaire (Lettre 73). Par ailleurs, les protecteurs de Morellet — dont Trudaine de Montigny même — manifestèrent parfois de l'humeur en voyant que l'entreprise n'aboutissait pas assez vite (Lettre 105). En 1776, Turgot s'étonna également de cette lenteur, s'attirant une véhémente réplique: ‘Et vous me parlés de mon dictionnaire; et où en serois je si j'en avois un volume imprimé ou s'imprimant? Et croyés vous qu'il y ait un seul libraire en France qui voulut en imprimer une ligne[?]’ (Lettre 122). En juillet 1786 — dix-sept ans après la parution de son Prospectus d'un nouveau dictionnaire de commerce — notre économiste avoue que ce ‘grand travail’ l'accable par sa trop grande étendue (Lettre 267).

Morellet publia, en juin 1769, un Mémoire sur la situation actuelle de la compagnie des Indes, rédigé à la demande de Maynon d'Invault, alors contrôleur général. Favorable à la liberté de commerce, l'auteur s'élève contre le monopole, abusif à ses yeux, d'une compagnie privilégiée de commerce. De fait, le Mémoi re provoqua directement la décision, voulue par Maynon d'Invault, du Conseil d'Etat de suspendre le privilège de la compagnie. Puis les Dialogues sur le commerce des bleds de l'abbé Galiani furent la cible de Morellet. Leur Réfutation — entreprise à la requête de Trudaine de Montigny — fut imprimée en avril 1770, mais Terray en interdit la publication et ce ne fut qu'avec la venue de Turgot au contrôle général des finances qu'elle vit le jour, en novembre 1774 (voir Lettre 45 Remarques). Une autre de ses ‘distractions involontaires’ (Mém. 1822 1:192), fut sa réfutation de Linguet intitulée: Théorie du paradoxe. Elle parut en février 1775 et fut suivie, en juin, d'une Réponse sérieuse à M. L[inguet]. Enfin, Morellet donna, en juin 1775, une réfutation de Sur la législation et le commerce des grains de Necker. Ce livre, paru au milieu de la célèbre ‘guerre des farines’ et des soulèvements populaires provoqués par la cherté des grains, défendait des principes opposés à ceux de Turgot. Morellet rendit, parfois avec âpreté, justice aux principes économiques de son ami en publiant son Analyse du livre de Necker (voir Lettre 93).

Les années 1770 furent pour notre économiste une décennie de labeur tenace consacrée à l'avancement de son Dictionnaire et à la défense des principes libéraux. Soucieux d'assurer fermement sa sécurité matérielle, il était sur le point d'obtenir, en 1775, un assez bon bénéfice ecclésiastique, le prieuré de Saint-Valentin de Rouffach en Alsace. Comme l'indiquent ses lettres de 1775, cette opération échoua, malgré l'appui de Turgot et de Malesherbes.

Pendant le ministère de Turgot, de 1774 à 1776, Morellet ne joua aucun rôle officiel et ne fut chargé d'aucune mission: il fut essentiellement un donneur d'avis et l'un de ses conseillers privés. Ses nombreuses lettres regorgent de demandes et de suggestions diverses, mais leur influence sur la politique du contrôleur général semble avoir été, sinon tout à fait négligeable, du moins limitée. Au fond, les deux hommes partagent les mêmes principes, se comprennent aisément, et Morellet approuve et encourage tous les actes de son ami dont il relève cependant deux défauts importants: la lenteur et l'indécision. Harcelé de questions par l'abbé, Turgot semble les avoir souvent négligées. Il les a lues d'un œil pressé, généralement sans y répondre, ce qui incite son correspondant à revenir plusieurs fois à la charge.

Au cours des années 1770 Morellet fit connaissance avec l'un de ses correspondants principaux, lord Shelburne. Les deux hommes s'étaient rencontrés à Paris chez Trudaine de Montigny, en 1771; Shelburne avait alors 34 ans et Morellet 44. Malgré les différences de classe et de fortune qui les séparaient, tous deux se lièrent d'amitié, et leurs relations, personnelles et épistolaires, durèrent plus de 30 ans. Shelburne s'entourait, à sa résidence londonienne de Berkeley Square et à Bowood, son château dans le Wiltshire, d'un groupe choisi de penseurs progressistes, dont Price, Isaac Barré, Franklin et Joseph Priestley. Shelburne invita son ami français à venir le voir en Angleterre. Trudaine de Montigny finança le voyage, convaincu que Morellet reviendrait muni d'observations utiles au commerce français (Mém. 1822 1:201). Ce dernier partit pour l'Angleterre le 7 avril 1772 et revint à Paris cinq mois plus tard. Il passa six semaines à Londres, puis visita l'ouest de l'Angleterre: le centre industriel de Birmingham, Oxford et Gloucester. Il se rendit ensuite à Bowood où il fit un séjour de six semaines en la compagnie de Shelburne, qui lui fit également visiter Dorset, Wiltshire, Gloucestershire, Derbyshire et Yorkshire. Notre philosophe passa une dernière semaine à Londres avant de s'embarquer pour la France début septembre. Il avait pris soin de recueillir un nombre considérable de matériaux concernant le commerce, l'industrie et la civilisation anglaises qui forment ses ‘Mélanges sur l'Angleterre’2 (Mém. 1822 1:213).

La correspondance adressée par Morellet à Shelburne est étonnamment riche et variée. Son auteur y laisse aller librement sa plume, abordant les sujets les plus divers: politique internationale, commerce, philosophie, etc. Malgré la guerre qui opposa la France et l'Angleterre au sujet des Etats-Unis d'Amérique, les deux amis n'interrompirent pas leur dialogue épistolaire.

Vers le milieu de l'année 1777, Morellet et son frère, Jean François, se procurèrent un grand appartement, maison neuve des Feuillants, rue Saint-Honoré, pour eux-mêmes, leur sœur et leur nièce (voir Ill. 8). Françoise Lerein de Montigny et sa fille, Marie Adélaïde, vinrent de Lyon à Paris en juillet. Marie Adélaïde y rencontra Marmontel, écrivain et académicien parvenu alors à la notoriété, et l'épousa en octobre 1777. Le ménage vécut plusieurs années chez l'abbé (Mém. 1822 1:246).

Morellet avait fait la connaissance de Franklin en 1772. Pendant le séjour de Franklin en France de 1777 à 1785, ils se recontraient fréquemment chez Mme Helvétius à Auteuil, où Morellet avait, en quelque sorte, une résidence secondaire (Mém. 1822 1:378–379). Les lettres de Morellet à Franklin révèlent une amitié franche et gaie. La lettre 262, écrite le 30 octobre 1785 après le retour de Franklin en Amérique, donne une idée du mélange de philosophie et d'esprit enjoué qui caractérisa leurs relations.

De 1780 à 1785, ‘attaché à [sa] charrue’ (Lettre 195), notre auteur poursuivit activement son travail du Dictionnaire, quoique la pension qui lui était accordée pour cet objet ait été réduite début 1782 (Lettre 205). Les relations sociales et la vie littéraire et politique des salons conservaient cependant pour lui toute son importance. Il fréquentait assidûment de petits cercles d'amis. Comme il l'écrivit à Shelburne en décembre 1784: ‘Si je vaux quelque chose c'est lorsque je suis ainsi concentré dans une petite societé avec peu de mouvement et de bruit[;] il me semble que l'esprit a plus d'activité lorsqu'il a moins d'agitation’ (Lettre 251).

Parallèlement, sa position financière devenait de plus en plus confortable et assurée, et son ami Shelburne fut l'un des instruments de cette réussite. Ce dernier, devenu premier ministre de George III, fut, on le sait, l'artisan avec Vergennes du traité de paix franco-anglais de 1783. Même lorsqu'il eut quitté, en février 1783, le ministère, il avait encore suffisamment de crédit auprès de Vergennes pour rendre service à son ami, ce qu'il fit fort élégamment. Faisant dire à Vergennes que Morellet, en ‘libéralisant’ ses idées, avait favorisé la conclusion du traité de 1783, Shelburne demanda pour lui une abbaye en France. A la requête de Vergennes, Louis XVI accorda à Morellet, avec ‘des termes très-obligeans’ pour lui, une pension de 4000 livres sur les économats, fin juillet 1783 (Mém. 1822 1:276, 279). Peu de temps après, Morellet rejoignit Shelburne et sa deuxième femme, Louisa Fitzpatrick, à Spa où ils séjournèrent environ deux mois. L'année suivante, Shelburne confia à Morellet son fils aîné, John Henry Petty, vicomte Fitzmaurice, étudiant d'Oxford, pour un voyage en France. Tous deux allèrent ensemble en Angleterre au commencement du mois d'octobre 1784 et Morellet passa huit semaines en la compagnie de son mentor anglais.

Manifestant au lord, devenu marquis de Lansdowne en décembre 1784, la plus vive reconnaissance, Morellet lui attribue, dans la Lettre 257, un rôle dans son élection à l'Académie française. L'apogée de sa carrière littéraire fut incontestablement sa réception à l'Académie, le 16 juin 1785. Il ne tardera pas à marquer pour cette compagnie littéraire le plus vif attachement.

Il fut, cependant, un instant, sur le point de perdre l'amitié de Lansdowne. Morellet, en effet, était enclin soit à lire, soit à faire circuler parmi ses amis des passages des lettres qu'il recevait de lui. Cette pratique eut des conséquences désastreuses en juillet 1785 lorsque la Gazette de Leyde publia, de façon déformée, une lettre du lord à Morellet (voir Lettres 257, 258, 259, 260 et 261). La rupture de leurs relations ayant été évitée de justesse, leur correspondance continua jusqu'à la fin de l'année 1802.

Pour compléter cette esquisse, il nous a paru utile de noter, pendant les trois dernières décennies de la vie de Morellet, 1) l'état de ses finances; 2) l'évolution de ses idées politiques; 3) les principales étapes de sa vie intellectuelle; et 4) quelques aspects de sa vie quotidienne.

1. L'Etat de ses finances après 1785

Depuis longtemps, Morellet était en quête d'un bénéfice ecclésiastique qui assurât solidement son existence matérielle. Son ami Turgot lui avait cédé, le 28 avril 1769, l'indult dont il disposait en tant que maître des requêtes. Placé sur le prieuré de Saint-Pierre et Saint-Paul de Thimert, cet indult lui valut, au décès du titulaire du prieuré en juin 1788, un bénéfice dont les revenus avoisinaient 16.000 livres de rente annuelle, sans compter ‘une charmante habitation’ (Mém. 1822 1:336; voir Lettre 301 Remarques). Si l'on ajoute à cet ensemble déjà confortable, le traitement annuel de 3000 livres qu'il perçut à compter du ler juin 1788 en tant que membre du conseil de direction des études des écoles militaires (Lettre 299), Morellet jouissait, à la veille de la Révolution, d'une véritable aisance, qui lui permettait amplement de subvenir, non seulement à ses besoins, mais à ceux de certains membres de sa famille (rappelons qu'à l'époque, le salaire d'un ouvrier non spécialisé était d'une livre par jour). Avec un revenu annuel de plus de 25.000 livres, notre sexagénaire pouvait croire enfin assurée la subsistance de ses vieux jours. C'est ainsi qu'il engage Bentham, dans une lettre datée du 8 mai [1789], à ne pas s'embarrasser du coût du port des lettres qu'il peut lui adresser: ‘Je suis assés riche pour payer et le plaisir qu'ils [les envois de Bentham] me font et celui que j'ai de vous obliger’ (Lettre 305).

Cette aisance, résultat du travail soutenu de toute une vie, allait être, soudainement et du jour au lendemain, détruite par les décisions de l'Assemblée nationale concernant les biens et les pensions ecclésiastiques. Dans une lettre à Lansdowne du 14 août 1789, Morellet établit par avance le bilan des pertes qu'il doit encourir: ‘Les reformes necessaires dans les depenses du gouvernement me feront perdre 4 mille livres que j'en recevois pour mes travaux économiques, 3 mille que j'avois comme inspecteur des ecoles militaires, tandis que ce que j'avois acquis recemment de fortune ecclesiastique dans mon prieuré sera reduit vraisemblablement à rien[,] ce qui m'ôtera encore plus de 10 mille livres de rente et en tout 17 mille francs’ (Lettre 310).

Effectivement, les revenus de Morellet diminueront graduellement, au cours de la Révolution, au point de le réduire presqu'à la misère. Il vit sur ses économies, vend une partie de sa bibliothèque (Lettres 313, 314, 316, 318, 320, 321 et 323). Ses lettres à Lansdowne, à qui il ne se fait pas faute de parler librement, reflètent l'inéluctable et dramatique diminution des revenus d'un homme âgé de 66 ans3 qui, après une vie entière de labeur intellectuel, se voit soudain, contre toute prévision, menacé d'une ‘ruine entière’: ‘J'ai perdu des recompenses meritées par 30 ans de travaux; les graces que vous m'aviés obtenües; le revenu que me donnoit une place d'inspecteur des écoles militaires; un benefice de 15 mille livres de rente; toutes les depenses que j'avois faite[s] dans ma maison prieurale &c’ (Lettre 321, 18 avril [1792]). La Convention nationale lui accorda, le 4 août 1793, une ‘récompense nationale’ annuelle et viagère de 2625 livres, liquidant ses anciens traitements et motivée par ses ‘services en qualité d'auteur d'un grand nombre d'ouvrages littéraires et utiles à l'administration et au commerce’ (Lettre 329 Remarques). Cependant, il renonça à toucher cette dernière pension: pour ce faire, il fallait impérativement présenter un ‘certificat de civisme’, qu'il devait solliciter de la Commune de Paris à laquelle il avait été dénoncé comme ‘aristocrate’. Ses lettres pour cette période nous permettent donc de suivre presqu'au jour le jour la dégradation de ses conditions de vie matérielles.

Au début de l'année 1793, il doit se contenter pour vivre d'environ 800 livres par an, maigre revenu qui pouvait encore être l'objet de nouvelles réductions. Durant les années les plus difficiles de la Révolution, son ancienne amie, Mme d'Houdetot, qui dispose encore d'une immense fortune (80.000 livres) l'aide en prenant en charge le loyer de la maison de la rue du Faubourg-Saint-Honoré dont il continue d'occuper le troisième étage et en subvenant aux besoins de sa nièce, Catherine Henriette Belz (Lettres 324, 325 et 334). Morellet met en vente une partie de son mobilier et ‘quelques portions’ de sa bibliothèque. De 1797 à 1800, il doit se mettre au service des libraires parisiens en publiant une série de livres (‘romans noirs’ et récits de voyages) traduits de l'anglais (Lettre 356n16 et Ill. 19).

Ses difficultés financières prirent heureusement fin sous le Consulat. Dès novembre 1800, il obtint, ainsi que différents hommes de lettres, une pension de 2000 francs sur les fonds du ministère de l'Intérieur. Une pension annuelle de 1500 francs sur les mêmes fonds, en tant que membre du conseil général de commerce, s'y ajouta bientôt (voir Lettre 418n3).

En 1803, il accepte une des huit pensions de mille francs offertes aux membres les plus âgés de la 2e classe de l'Institut (Lettre 430). Ces nouveaux revenus lui permettent désormais de vivre plus confortablement.

En avril 1806, il est nommé membre de la Légion d'honneur et reçoit à ce titre une pension annuelle de 500 francs (voir Lettre 464 Remarques). A partir du mois d'août suivant, il reçoit de Joseph Bonaparte, roi de Naples, une pension annuelle de 3000 francs en tant que son correspondant et agent littéraire à Paris (Lettre 472n7). Dans une lettre du 26 mars 1807 il fera part à Rœderer de la reconnaissance qu'il voue au roi Joseph: ‘il rend ma vieillesse douce. Il me tranquillise sur mon avenir. Il me met en état de faire même quelque bien’ (Lettre 479). Devenu, en 1808, membre du Corps législatif, Morellet perçoit a ce titre un traitement de 10.000 francs (Lettres 487 et 500). D'après un état daté du 19 octobre 1811, il touche une pension annuelle de 4708 francs inscrite sur le Grand livre des pensions, cumulation de ses pensions déjà inscrites sur le Grand livre et de celles qui lui ont été précédemment accordées sur les fonds du ministère de l'Intérieur (Paris, AN, AF IV 593, dr. 12, pièce 32). S'y ajoute naturellement son traitement de secrétaire de la commission du dictionnaire de l'Académie française (3000 francs par an). En juin 1816, il obtient, sur proposition de Decazes, alors ministre de la Police générale, une pension annuelle de 2000 francs réversible après son décès sur sa nièce Antoinette Adélaïde Belz (voir Lettre 543n7).

Morellet se montre généreux de son aisance retrouvée. En 1810 (Lettre 530) il abandonne au profit de son confrère Urbain Domergue, la pension de 1000 francs dont il jouit comme étant l'un des huit membres les plus âgés de la 2e classe de l'Institut.4 En 1816 il prie son ancien ami L'Ecuy, qu'il sait dans la gêne, d'accepter ‘20 ou 25 louis et plus s'ils vous sont necessaires ou seulement utiles’ (Lettre 599).

2. L'évolution de ses idées politiques après 1785

Lorsque Loménie de Brienne devint chef du conseil royal des finances, puis principal ministre de Louis XVI en 1787, Morellet, qui était lié avec lui de longue date, reprit avec un nouvel enthousiasme son rôle de conseiller en matière politique, économique et financière. Comme sous le ministère de Turgot, il ne joua aucun rôle officiel, se contentant d'être un conseiller bénévole (Lettre 279). Cependant, il prit sa tâche très au sérieux, se rendant à Versailles ‘regulierement toutes les semaines’ pour porter au ministre ses réflexions et écouter les siennes qui lui semblaient être ‘fort bonnes et d'un veritable homme d'etat’ (Lettre 282). La Lettre 293, écrite en novembre 1787, nous donne une idée de ses réflexions.

La gestion financière du contrôleur général des finances sortant, Calonne, apparaissait alors comme désastreuse. Morellet espérait qu'avec le concours de l'Assemblée des notables, Loménie de Brienne remettrait de l'ordre dans l'administration des finances. Bien entendu, il attribuait au nouveau ministre des capacités supérieures, et professait de lui une excellente opinion: ‘notre nouveau ministre ou chef des finances mr. l'archeveque de Toulouse est un homme très instruit[,] très éclairé[,] trés habile à manier les affaires et les hommes[,] à qui tous les bons principes sont familiers et qui a la volonté ferme de les mettre en practique’ (Lettre 285). Bientôt cependant, la tâche entreprise par l'archevêque fut contrecarrée par la résistance des parlements, qui réclamaient la convocation des Etats généraux.

Grande fut la déception de Morellet, lorsqu'en août 1788, Loménie de Brienne dut démissionner. Le retour de Necker aux affaires donne en général satisfaction à Morellet. Ce ministre, en s'engageant résolument dans la voie de réformes populaires, accorde le doublement de la représentation du Tiers aux Etats généraux, promet la liberté civile, la liberté de la presse, la tenue d'états provinciaux, ‘enfin une partie considerable de ce que demandoient les bons esprits et tous les bons citoyens’ (Lettre 301, 3 janvier 1789). Mais, dans sa lettre à Lansdowne du 24 septembre 1789 (Lettre 311), Morellet exprime son incertitude sur l'avenir: ‘L'agitation des esprits et le danger de nôtre situation sont au comble et je ne vous cacherai pas que j'ignore absolument comment nous en sortirons. La nation fait de grands pas vers un meilleur etat de choses[,] mais elle les fait sans les precautions qui seroient necessaires pour assurer sa marche et ne pas entrainer un bouleversement general [. . .]. Nous en sommes venus à elever la plus dangereuse de toutes les guerres[,] celle des pauvres contre les riches’.

Loin de tout rejeter en bloc de la Révolution à ses débuts, Morellet s'efforce de séparer en elle le bon grain de l'ivraie. Ce qu'il considère comme positif est la destruction des ‘vices de l'ancien gouvernement’, affirme-t-il dans sa lettre à Lansdowne du 6 février 1790: ‘Je regarde tous ces changemens [la liberté civile établie, le consentement à l'impôt, la liberté de la presse, l'abolition des privilèges] comme l'evenement le plus heureux qui peut arriver à une grande nation’ (Lettre 312). Mais la nouvelle constitution lui paraît défectueuse en ce qu'elle n'établit pas deux chambres, ne laisse au pouvoir exécutif aucune indépendance et surtout institue l'élection des représentants sur une base trop large, méconnaissant les droits des propriétaires: ‘Je reduis presque à un seul chef les defauts que je vois à notre constitution nouvelle. Elle n'est pas etablie sur la proprieté et principalement sur la proprieté territoriale qui est selon moi la seule base sur laquelle doit porter toute bonne et durable constitution d'un grand pays’. Ses principes ne varieront pas, et il ne cessera de revenir sur ‘la proprieté comme base unique de la representation’ et le ‘besoin d'une monarchie veritable dans un grand pays’ (Lettre 320, 29 septembre [1791]). Avec cette lettre, confiée au jeune lord Holland, Morellet envoya à Lansdowne un exemplaire de sa défense de l'Académie française (De l'Académie françoise, ou Réponse à l'écrit de M. de Chamfort, qui a pour titre: Des académies), où sa profession de foi politique est énoncée: ‘Je crois que les délégués naturels et nécessaires d'une nation agricole sont les propriétaires de ses terres [. . .]; que [les droits naturels des hommes] sont la sûreté individuelle; la liberté individuelle dans sa plus grande étendue; [. . .] la liberté entière du culte religieux; la liberté des discours et de celle de la presse, sauf la responsabilité envers les individus et envers la société dans les cas prévus et déterminés par la loi; l'égalité de tous les citoyens aux yeux de la loi, l'égalité proportionnelle de l'impôt individuel; la limitation de l'impôt à ce qui est nécessaire au maintien de la société; l'égalité des peines infligées aux mêmes crimes pour tous les coupables [. . .]; que la monarchie doit être héréditaire, et le monarque inviolable’ (Mél. 1:220–223).

Six mois plus tard, en avril 1792, Morellet trouva l'occasion d'envoyer ‘par une voie sure’ une lettre où il pouvait ‘parler librement’ de la situation à Lansdowne: ‘Je vois [. . .] une anarchie complete, une anarchie etablie, organisée [. . .]. Ces horribles désordres sont les effets necessaires et directs d'une constitution [. . .] où le pouvoir reprimant [. . .] est sans force; [. . .] où l'ordre judiciaire est essentiellement insuffisant et vicieux’ (Lettre 321). En février 1796, après un silence de trois ans, il adressa à Lansdowne une longue lettre portée par William Temple Franklin, contenant les noms d'une vingtaine de victimes de la guillotine qu'il connaissait. Avec cette lettre il envoya deux écrits plaidant la cause des familles destituées: Le Cri des familles (1794), brochure qui contribua à rompre la loi qui décréta la confiscation des biens des victimes de la guillotine, et La Cause des pères (1795), en faveur des parents d'émigrés (Lettre 334).

Avec l'instauration du Directoire s'ouvre une période de transition, marquée par de graves conflits politiques et sociaux. Ayant été nommé électeur de Paris et proposé par son assemblée électorale à l'Assemblée législative, il n'aurait tenu qu'à lui de devenir député. Il préféra s'abstenir, tenant compte de la réputation d'aristocrate qu'on lui faisait, et de la ‘répugnance’ qu'il ressentait ‘à partager les fonctions de législateur avec les deux tiers restant de cette horrible assemblée appelée Convention, et souillée de tant de crimes’ (Mém. 1822 2:59).

Politiquement, le Consulat lui donne satisfaction, d'abord parce qu'il met un terme aux bouleversements et aux crimes de la Révolution: ‘Enfin, comme autrefois aux Juifs, il nous est revenu d'Egypte un Sauveur qui a suspendu le cours des atrocités dont nous etions les victimes[,] mais non pas encore celui des injustices qui continuent de dépouiller tant de malheureux’ (Lettre 400, 3 décembre [1801]).

Pendant la période de paix entre la France et l'Angleterre inaugurée par les préliminaires de la paix d'Amiens (octobre 1802–1818 mai 1803), Morellet put rencontrer à Paris un certain nombre de ses amis anglais, dont Henry Petty, Etienne Dumont, Bentham, James Mackintosh, Samuel Romilly, Maria et Richard Lovell Edgeworth (Lettres 397, 399, 400, 402, 405, 409 à 412, 416, 423, 434 et 452).

Il disposait enfin, du moins durant le Consulat, d'amis politiquement influents comme Rœderer, Jean Frédéric Perregaux et François de Neufchâteau; de ce fait sa confiance en un régime qu'il trouvait en bien des points insuffisamment libéral put être confortée.

Sous l'Empire, il paraît d'abord fasciné par la personnalité exceptionnelle de Napoléon, aussi grand général qu'habile administrateur. A Rœderer, il écrit le 21 octobre 1806: ‘Nous sommes réveillés par le canon qui nous annonce une victoire ouvrant la campagne de cette année comme a fini celle de l'année dernière. Tout cède à cet homme étonnant d'intelligence et d'activité’ (Lettre 472). Cependant, il émet aussi le vœu qu'à la guerre et aux victoires succède rapidement la paix.

Morellet est étonné par la prodigieuse et incessante activité de l'Empereur: ‘De son quartier général et au bruit des canons et des mortiers qui foudroyent Dantzick, il s'amuse à demander à l'Institut [. . .] de préparer pour le 1er Janvier prochain un état des progrès des sciences[,] de la littérature et des arts depuis 1789 jusqu'à l'époque présente’ (Lettre 486, du 12 juin 1807). Toujours à Rœderer, il écrit au mois d'août suivant: ‘ce qui attire vraiment l'admiration[,] c'est le grand caractère de ce personnage auquel l'antiquité n'a rien à comparer pour l'étendue et l'activité de son génie qu'il va désormais employer à perfectionner toutes les parties de son gouvernement’ (Lettre 489).

Poussé par son ami, le sénateur Pastoret, à faire acte de candidature, Morellet est élu par le Sénat, en février 1808, membre du Corps législatif où il siégera jusqu'en 1814 (Lettres 487 et 494). L'admiration, sans aucun doute sincère, qu'il porte à l'Empereur ne l'empêche pas de critiquer le retour, sous son règne, en matière économique et commerciale, des vieilles idées dirigistes, des corporations, des compagnies privilégiées, des prohibitions commerciales et l'instauration du blocus continental. Il dénonce également le musèlement de l'imprimerie et de la presse, ainsi que la stérilité à laquelle la censure politico-policière voue les lettres en France. Morellet est lui-même victime de cette censure en 1806 lorsque, calomnié par Julien Louis Geoffroy dans les colonnes du Journal de l'Empire, il ne peut obtenir de ce journal le droit de réponse que légitimement il réclame (Lettres 467 et 472) et en 1814 lorsque l'impression de ses remarques sur la correspondance de Grimm est empêchée (Lettre 583).

En 1813, un rapport émanant d'une commission de cinq membres du Corps législatif prie l'Empereur d'accorder à son peuple, épuisé par la guerre et les levées d'hommes, la paix qui paraît indispensable pour relever l'économie nationale. Ce rapport, dont l'Empereur se déclare ulcéré, vaut à l'un de ses signataires, Maine de Biran, la reconnaissance chaleureuse de Morellet qui, ému aux larmes, le trouve ‘admirable d'un bout à l'autre’ (Lettre 580). Peu de temps après, présent à Paris lors des derniers moments de l'Empire, Morellet n'hésite pas à donner, dans le comité secret du Corps législatif du 3 avril 1814, son adhésion au décret du Sénat du 2 avril portant déchéance de l'Empereur (Paris, AN, C* I, 200).

Bientôt, la Restauration de Louis XVIII comble les vœux de cet ancien partisan de la monarchie constitutionnelle. Nommé, en récompense de ses bons et loyaux services, officier de la Légion d'honneur en novembre 1814, Morellet se félicite, dans une lettre à l'abbé de Montesquiou ‘du gouvernement paternel et liberal que nous avons si heureusement recouvré’ (Lettre 587).

3. Les principales étapes de sa vie intellectuelle après 1785

Les travaux littéraires de Morellet se poursuivent toujours, en réaction aux ou en prise sur les événements politiques, économiques et culturels du temps.

Il publie en 1786 une traduction ou adaptation française des Notes on the State of Virginia de Thomas Jefferson (Lettres 263, 271 et 284 et Ill. 13).

Par ailleurs il fait imprimer en 1787, à la sollicitation des députés du commerce des principales villes maritimes de France et avec l'aveu de Loménie de Brienne, devenu principal ministre, deux brochures contre le privilège de la compagnie des Indes, compagnie que Calonne avait ressuscitée en 1785 (Lettres 289 et 290).

Au début de la Révolution, Morellet défend la cause du doublement de la représentation du Tiers aux Etats généraux, dans ses Observations sur le projet de former une assemblée nationale sur le modèle des Etats généraux de 1614 (novembre 1788), son Projet de réponse à un écrit répandu sous le titre de Mémoire des Princes (décembre 1788) et dans ses Lettres à la noblesse de Bretagne (février 1789), où il proclame sa confiance en la force de la raison en choisissant la devise ‘Veritas omnia vincit’ (Lettre 305n5).

Révolté par les meurtres, désordres, pillages et exactions de toute sorte qui avaient libre cours et s'étendaient tous les jours davantage en province, en raison de l'absence ou de l'inertie de tout pouvoir réprimant (Lettres 312 et 313), Morellet publia son Mémoire des députés de la ville de Tulles, relatif aux troubles du Bas-Limousin (voir Lettre 317n14 et Ill. 14), dans lequel il réclame à l'Assemblée nationale des sanctions et la punition des fauteurs de troubles, notamment le rétablissement des jugements prévôtaux. Cette publication entraîne sa rupture avec Mme Helvétius et les ‘démocrates’ d'Auteuil.

Chamfort ayant réclamé à cor et à cri la suppression de l'Académie française, accusée d'être un corps aristocratique, Morellet prend la peine, en juillet 1791, dans De l'Académie françoise, ou Réponse à l'écrit de M. de Chamfort qui a pour titre Des académies, d'analyser et de réfuter patiemment ses ‘sophismes’, en y joignant son credo politique favorable à une monarchie fondée sur les droits de la propriété territoriale.

Bien entendu, cette réfutation, qui eut fort peu d'écho et passa presque inaperçue dans ces temps troublés, n'empêcha ni même ne retarda la suppression d'un corps auquel Morellet était très attaché. Le 8 septembre 1793, Morellet qui remplissait, depuis le 1er juillet, les fonctions de directeur de l'Académie française, dut remettre, en l'absence du secrétaire perpétuel, le manuscrit du dictionnaire en cours d'élaboration, au Comité d'instruction publique de la Convention (Lettres 328 et 331). Il avait su cependant mettre à l'abri pour des temps meilleurs les titres de fondation et archives de la compagnie, comme nous verrons plus bas.

Au point de vue littéraire, les années révolutionnaires sont pour Morellet une période d'abattement, de découragement mais non toutefois de stérilité. Ces années de décomposition sociale sont en effet pour lui une époque de travail intense, au cours de laquelle il jette sur le papier des réflexions sur les événements du jour ou des écrits de philosophie politique, des réflexions sur la liberté de la presse, sur la législation et sur la théorie de la propriété. Même si ces écrits sont pour la plupart restés inédits, ils constitueront naturellement la base de ses travaux ultérieurs.

La chute de Robespierre et du gouvernement de la Terreur ayant redonné quelqu'essor à la liberté de la presse, Morellet sort de son silence et intervient publiquement, à ses risques et périls, en faveur des enfants, pères et mères, aïeuls et aïeules d'émigrés et de condamnés, injustement spoliés des biens qui auraient dû normalement leur revenir. De 1794 à 1796, il publie une impressionnante série de brochures dont les plus connues sont intitulées Le Cri des familles (décembre 1794; voir Lettres 332 Remarques, 334n18 et Ill. 16), un Mémoire pour les citoyennes Trudaine veuve Micault, Micault veuve Trudaine et le citoyen Vivant Micault-Courbeton fils (mai-juin 1795; voir Lettre 333 et Ill. 17) et La Cause des pères, appelant les assemblées politiques à des actes de justice et à des réparations (Lettre 334).

Afin d'assurer sa subsistance, Morellet traduit, de 1797 à 1799, six ouvrages anglais, dont plusieurs romans de Regina Maria Roche, Ann Radcliffe et Mary Charlton. En 1800 il publie, en collaboration avec Jean Nicolas Démeunier, une traduction du Voyage de découvertes à l'océan Pacifique du Nord et autour du monde de Vancouver (Lettres 356 à 362 et 368).

En même temps, un projet de rétablissement de l'ancienne Académie française mobilise, sans succès, son énergie ainsi que celle de Suard (Lettres 367, 369, 372 à 379, 381, 382 et 384 à 386). Dans une brochure intitulée Du projet annoncé par l'Institut national de continuer le dictionnaire de l'Académie françoise (juin 1801), Morellet soutient que l'Académie française est propriétaire du dictionnaire qu'elle a élaboré et qu'elle seule a le droit de continuer (Lettre 390). L'année suivante, dans le même esprit, il rédige un Mémoire pour les C. Bossange, Masson et Besson, libraires, contre les libraires Moutardier et Leclère, contrefacteurs de la 5e édition du dictionnaire de l'Académie françoise (Lettre 420).

A l'occasion de la réorganisation de l'Institut, le 23 janvier 1803, Morellet devient membre de la 2e classe, classe de la langue et de la littérature françaises. Parce qu'un grand nombre d'écrivains ayant appartenu à l'Académie française en sont membres, cette classe est censée recueillir pour l'essentiel son héritage intellectuel. Si d'abord sa composition parut trop hétérogène à Suard et à Morellet, qui se jugeaient ‘encanaillés’ d'avoir pour confrères un Andrieux et un Collin d'Harleville (Lettre 421), ils s'employèrent à y faire prévaloir l'influence des ‘gens de bonne compagnie’ (Lettre 424). La Révolution ayant imposé sa marque sur le comportement même des académiciens, l'on est désormais loin des formes policées et des procédés raffinés de l'Ancien Régime. Dans ces conditions éclatent, au cours même des séances de la 2e classe, des ‘querelles scandaleuses’. Le 2 décembre 1807 Morellet raconte à François de Neufchâteau les événements d'une séance exceptionnellement tumultueuse (Lettre 496).

Aux côtés de Suard, devenu secrétaire perpétuel, Morellet prend part aux affaires courantes de la compagnie (Lettres 426, 448 et 449) et se fait un devoir de participer assidûment à ses travaux (Lettre 439). Il sera ravi de devenir, en 1805, secrétaire de la commission chargée par la classe de préparer la 6e édition du dictionnaire de l'Académie française (Lettres 441, 442, 443, 446, 447, 450 et 456). Il s'empressera de restituer à la classe les titres, papiers et registres de l'Académie française qu'il avait sauvés de la destruction en 1793 (Lettre 449 Remarques et Ill. 21). Dès le 3 avril 1805, la première feuille d'épreuves du dictionnaire, préparée par la commission, est distribuée aux membres de la 2e classe (Lettre 450).

Les lettres de cette époque nous permettent aussi d'étudier les relations difficiles qui s'étaient instaurées en 1801 entre Chateaubriand et Morellet à la suite de la publication par ce dernier, en mai 1801, d'Observations critiques sur le roman intitulé ‘Atala’ (Lettres 391 et 392).

En prévision de sa mort qu'il estime prochaine, Morellet emploie son temps et ses forces à ‘mettre en ordre et en etat d'etre imprimés’ ses papiers (Lettre 419).

Lecteur assidu des journaux, il s'attache à défendre contre les attaques de journalistes malveillants, la mémoire de Marmontel (Lettre 445) dont il prononcera en 1805 l'Eloge à la 2e classe de l'Institut.

Sur un rythme modéré, Morellet poursuit ses travaux intellectuels et ses publications littéraires jusqu'en 1818. En 1806, il adresse au baron d'Andrée une longue lettre sur l'imitation dans la musique (Lettre 466). Au mois de juillet de la même année, il est l'objet de violentes attaques de Geoffroy dans le Journal de l'Empire; en vertu d'‘ordres supérieurs’, il est défendu aux journalistes de donner suite à cette querelle, notamment en reproduisant des extraits de la réponse publiée par Morellet sous le titre, Quelques réflexions sur un article du Journal de l'Empire. Soutenant cette épreuve difficile avec courage, il écrit à Rœderer: ‘je serois resté déshonoré si quelques travaux utiles, quelque courage dans des tems difficiles, quelques liaisons honorables n'avoient donné à ma vie une sorte de notoriété favorable qui non seulement m'a défendu, mais qui m'a valu dans cette circonstance des témoignages nombreux d'estime et d'intérêt non pas seulement de mes anciens amis mais de beaucoup de personnages considérables tels que tous nos ministres et mes Confrères à l'Institut’ (Lettre 472).

Bien des aspects de la vie interne de la classe nous sont révélés dans la correspondance littéraire qu'il adresse régulièrement de 1806 à 1808 à Rœderer pour Joseph, roi de Naples. Incidents et échanges de ‘personnalités’ entre l'irascible Marie Joseph Chénier et Morellet (Lettres 465 et 505); accrochage bref mais assez violent entre le même Chénier et Fontanes (Lettre 472); longueur excessive du discours de réception du cardinal Maury (sept quarts d'heure) et ‘malveillance marquée’ du plus grand nombre des membres de l'Institut qui ne pardonnent pas au cardinal de s'être fait appeller ‘Monseigneur’ (Lettre 485). Si, à l'instar de Suard, il trouve ‘de vraiment belles choses’ dans le roman Corinne de Mme de Staël (Lettre 486), la littérature imprimée durant l'Empire, sous le contrôle et la censure de la police, lui paraît en revanche d'une navrante stérilité.

Dans ses Observations sur un ouvrage anonyme intitulé: ‘Remarques morales, philosophiques et grammaticales sur le dictionnaire de l'Académie françoise’ (août 1807), Morellet réfute, tâche facile pour le secrétaire de la commission du dictionnaire, ‘un fort mauvais ouvrage de critique publié contre le Dictionnaire de l'Académie par un anonyme qui me paroit avoir un esprit faux et une fausse érudition et qui s'est avisé de traiter l'Académie avec une extrême impertinence’ (Lettre 489). L'auteur de ce ‘fort mauvais ouvrage’ anonyme n'est autre que Charles Nodier, qui deviendra pourtant membre de l'Académie française.

En janvier 1808 Morellet publie une Lettre aux rédacteurs des Archives littéraires, au sujet de l'annonce du projet de Code criminel de M. Bexon, article dans lequel il prend la défense de Beccaria et de Voltaire (Lettre 500). En avril 1812, il réunit en un volume intitulé Eloges de Madame Geoffrin, un recueil de pièces concernant son ancienne amie, dont la plupart sont de lui (Lettre 561). La parution, la même année, d'une édition de la Correspondance littéraire de Grimm lui inspire des ‘Observations’ critiques dont, à son vif regret, la censure impériale empêche la publication; il s'élève contre ce refus en écrivant à Antoine Alexandre Barbier: ‘Cette police est l'injustice dans le ridicule’ (Lettre 583).

Il attend donc la Restauration pour mettre en avant ses anciennes idées favorables à la liberté d'expression et de la presse, en faisant réimprimer en 1814 ses Réflexions sur les avantages de la liberté d'écrire et d'imprimer en matière d'administration dont la première édition date de 1775. Le règne de Louis XVIII lui permet également de publier, en 1818, ses Mélanges en quatre volumes, qui constituent pour ainsi dire son testament intellectuel et littéraire (Lettre 613).

De 1806 à 1818, Morellet s'était en effet employé à classer, mettre en ordre et préparer pour la publication ses écrits restés manuscrits (Lettres 472, 540, 543, 545, 551, 555, 609 et Ill. 24). Un certain nombre d'entr'eux figurent dans les Mélanges. D'autres, et notamment ses Mémoires (qu'il appelle ‘mes souvenirs’, Lettre 555) seront mis au jour par Joseph Victor Leclerc. Beaucoup restent actuellement inédits, par exemple ses ‘Etudes sur Rabelais’ (Lettre 601 et 603).

En tant que secrétaire de la commission du dictionnaire, Morellet consacre beaucoup de temps dès 1805 à l'élaboration de la 6e édition du dictionnaire de l'Académie française. De nombreuses lettres permettent de suivre son activité en ce domaine et les méthodes de travail de la commission (Lettres 472, 479, 527, 557 et 596).

Au moins jusqu'à son accident de voiture, survenu en décembre 1814, Morellet continue d'assister très assiduement aux séances de la 2e classe de l'Institut. Dans ses lettres à Rœderer, Suard, François de Neufchâteau, Claude Antoine Guyot-Desherbiers et Etienne Cardot, Morellet rend un compte souvent critique et détaillé des séances, publiques ou particulières, de la classe. Ainsi rend-il compte à Rœderer des ouvrages présentés pour les prix de prose et de poésie en 1807 (Lettre 479) et pour les prix décennaux en 1810 (Lettres 538 et 541). En 1811, les 16 et 30 janvier, il lit à la 2e classe deux rapports concernant le Génie du christianisme de Chateaubriand.

Parmi les notations nombreuses et de première main que contiennent les lettres concernant l'activité de la 2e classe — qui reprend enfin, en 1816, après la radiation d'un certain nombre de membres jugés indésirables, l'appellation d'Académie française — les détails relatifs aux élections méritent sans doute une mention spéciale. De concert avec son ami Suard, secrétaire perpétuel, Morellet exerce son influence auprès de certains de ses confrères, pour obtenir l'élection d'un candidat plutôt que d'un autre. Ainsi, en juillet 1813, il recommande à son confrère Bernardin de Saint-Pierre de voter pour Joseph François Michaud ou, par défaut, pour Pierre Louis Ginguené: ‘Voilà les deux candidats entre lesquels j'hésiterois et je vous avoue que je désire que vous adoptiés ma manière de penser’ (Lettre 566). Il endoctrine également sur ce point son ancien ami Rœderer: ‘La question me semble devoir être uniquement entre Michaud et Ginguené’ (Lettre 567). En juillet 1817, il écrit longuement à Pierre Louis Lacretelle, passant en revue les candidats qui lui semblent convenables pour deux places d'académiciens vacantes et celle de secrétaire perpétuel, vacante par le décès de Suard. Cette lettre nous touche par l'incertitude et le désarroi qu'y manifeste un membre de l'Académie ‘antédiluvienne’ devant la situation qu'il juge ‘vraiment critique’. Il attache en effet la plus grande importance au choix du nouveau secrétaire perpétuel: ‘Je ne vous cacherai pas que de ce choix depend l'existence même de l'Academie, c'est à dire sa consideration tant au dedans qu'au dehors’ (Lettre 606). Après avoir défini longuement et en détail les qualités que, selon lui, doit posséder un académicien pour bien remplir cette importante fonction, il avance les noms de Pierre Antoine Noël Bruno, comte Daru et de Louis Philippe, comte de Ségur, dont il suppose qu'ils auraient la faveur de Louis XVIII. Enfin, en dernier recours, il met en avant les noms de François Nicolas Vincent Campenon, Louis Simon Auger ou Lacretelle même. Raynouard ayant été en définitive élu, Morellet lui trouve bientôt ‘beaucoup de zele et de capacité’ (Lettre 608).

4. Quelques aspects de sa vie quotidienne après 1785

La vie familiale de Morellet, ses logements successifs à Paris nous sont fidèlement retracés dans ses lettres, souvent de façon pittoresque.

A l'exception de quelques villégiatures, Morellet réside de façon continue à Paris après son retour de l'Angleterre en décembre 1784. Depuis 1788 il séjourne fréquemment dans son prieuré de Thimert (voir par exemple Lettres 301 et 307), mais ce ‘petit ermitage’ est confisqué par la nation en février 1791 (Lettre 318 et Mém. 1822 1:335–338). Avant sa rupture avec Mme Helvétius et ses amis pour des raisons politiques en 1790, il passe pour ainsi dire chaque semaine quelques jours dans la maison de son amie d'Auteuil (Lettres 274, 282, 285, 300 et 301). Quitter Auteuil marque, pour lui, la fin d'une longue période de bonheur et d'amitié confiante et il en éprouve une cruelle douleur (Lettres 312n14 et 314n1). Cependant, peu de temps après cette rupture, il a la consolation d'étre accueilli à Cernay par Mme Broutin, qui y possédait ‘une fort belle maison, et un magnifique jardin’ (Mém. 1822 1:389; Lettre 316n2).

Vieillard reclus dans son appartement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré de 1792 à 1795, se tenant prudemment à l'écart de toute activité politique, de toute fréquentation compromettante, Morellet fut cependant le témoin des horreurs de la Terreur; il en tient la chronique dans ses ‘Matériaux pour servir à l'histoire de la Révolution’, manuscrit qui aurait pu le conduire à la guillotine.5 Extrêmement affecté par la condamnation et l'exécution d'amis qui lui étaient chers, dont Malesherbes, les frères Trudaine, Jean Baptiste Tavernier de Boullongne de Magnanville, la duchesse de Grammont, il fut longtemps poursuivi de l'image sanglante des fatales charrettes qui conduisaient au supplice le comte de Brienne et toute sa famille, avec Mme Elisabeth (Mém. 1822 2:13 et 2:19; voir aussi Lettre 334, 13 février 1796). Douze jours avant la chute de Robespierre, il est dénoncé au comité de surveillance de la section des Champs-Elysées, interrogé, puis acquitté (Mém. 1822 1:24–29).

Sa nièce, Catherine Henriette Belz, qui lui tenait compagnie, épousa Louis Claude Chéron en 1795; le ménage s'étant installé ‘sur un petit bien de campagne’ à Auvers-sur-Oise, Morellet resta seul dans son logement parisien.

En 1799 survient le décès de Marmontel, un ami de plus de quarante ans, qui avait épousé une des nièces de Morellet (Lettres 352 et 353). Il subviendra par la suite aux besoins de la veuve Marmontel et de ses trois fils et veillera sur leurs intérêts.

Il s'emploie sans succès, en 1800, à placer Chéron dans l'administration des forêts (Lettres 356, 361 et 362), le recommandant à ses correspondants en 1802 (Lettres 401, 406 et 409). En 1804, il s'efforce de faire aboutir la candidature de Chéron à la présidence du collège électoral de Pontoise, en faisant intervenir Mme de Rémusat et Jean Etienne Marie Portalis (Lettre 437). Sans aucun doute, Morellet prend une part active à l'obtention par Chéron, en 1805, d'une préfecture (Lettre 454).

Rœderer l'ayant pressenti pour un poste de conseiller d'Etat en 1801, Morellet en décline l'offre: ‘Je suis incapable à mon age de soutenir le travail que demande une telle place avec un diable d'homme comme votre consul qui a une activité qui déborde [. . .] et cela dans tous les genres’ (Lettre 399).

Nommé, en 1802, membre du conseil général de commerce, il s'efforce d'y défendre les principes favorables à la liberté du commerce qu'il partage avec Rœderer mais auxquels Bonaparte est évidemment hostile (Lettre 418). Il se plaint par ailleurs d'avoir été oublié dans l'organisation de l'Instruction publique, partie dans laquelle ses anciennes compétences auraient sans doute été utiles (Lettre 419); en effet, Morellet ne fut qu'épisodiquement (de janvier 1802 à juin 1803) membre du jury institué pour l'élection des professeurs de ‘belles lettres’ aux écoles centrales de Paris (Lettres 407, 419 et 432). Cependant, s'il déplore souvent la ‘nullité’ dans laquelle le tient le pouvoir en place (Lettres 355, 364, 377, 379, 387, 401, 407, 419 et 433), cette nullité même présente pour lui le grand avantage de lui permettre de se consacrer entièrement à ses travaux littéraires.

Depuis le début du Consulat, il logeait rue d'Anjou-Saint-Honoré (Lettre 348), dans un vaste appartement que lui loue, ‘pour un prix extrêmement modique’, le marquis d'Aligre, membre du Conseil général de la Seine. Dans une lettre à Rœderer du 1er mai 1806, Morellet souligne toute l'importance qu'il attache à disposer d'un espace suffisant pour loger ses livres et ses papiers, ‘que ma fortune et à present mon âge ne me permettroient plus de colloquer ni de transporter, de sorte qu'il est vrai de dire que si j'etois forcé de déménager, je serois en même tems contraint de vendre mes Livres6 et de bruler tout ce que vous connoissez chez moi de noir mis sur du blanc depuis 60 ans que je barbouille du papier’ (Lettre 465). Par ailleurs, rue d'Anjou, au cœur du Faubourg-Saint-Honoré, réside alors la meilleure société; ainsi, dans cette rue voisinent aussi bien la comtesse Rumford, que Mme Chéron, nièce de l'abbé, la comtesse de Tessé, la comtesse de Vintimille, le duc de Dalberg, Antoine Louis Claude Destutt de Tracy, Louis César Alexandre Dufresne de Saint-Léon, Jean Antoine Gauvain, dit Gallois, et Rœderer.

La correspondance de Morellet reflète une vie sociale qui reste intense. Il reçoit ses amis chez lui, le jeudi (Lettres 513, 533, 564 et 581), dîne souvent en ville, encourant parfois des indigestions qui le forcent à observer la diète et à suivre un régime. A l'occasion de son anniversaire ou de sa fête, il redevient l'auteur de chansons qui connaissent en société, écrit-il à Rœderer en 1806, ‘un succès fou. [. . .] Au reste je dois vous dire que j'ai chanté mes chansons entre Cambacérès et Portalis et en face de Talleyran qui en ont fort bien ri tous les trois’ (Lettre 465).

De courtes villégiatures le mènent à Bicheville, chez les Bidermann (Lettre 364), au château du Marais, chez Mme de La Briche (Lettre 437), à Boulogne-Billancourt chez les Mollien (Lettres 479, 546 et 560), ou à La Celle-Saint-Cloud chez les Morel de Vindé (Lettres 536, 537 et 539).

La relative aisance qu'il a retrouvée sous le Consulat lui permet de subvenir, à de nombreuses reprises, aux besoins de sa famille et de ses nombreux parents.

Ainsi Morellet continue à veiller sur la carrière de son neveu Chéron (époux de Catherine Henriette Belz), préfet de la Vienne depuis 1805. Dans une lettre à Gérando, secrétaire général du ministère de l'Intérieur, il s'inquiète d'une ‘tracasserie’ faite à ce préfet dans son administration (Lettre 480). Après la faillite, en 1806, de son neveu, Joseph Henry Belz, négociant à Lyon, Morellet endosse en sa faveur ‘environ deux mille francs de charges annuelles’ (Lettre 487), tandis que Chéron héberge à Poitiers Antoinette Adélaïde Belz, sœur de Mme Chéron. Après le décès de Chéron, Antoinette Adélaïde demeurera chez son oncle et veillera sur ses vieux jours jusqu'au dernier moment.

Lors du décès de Chéron, survenu le 13 octobre 1807 (Lettre 492), sa veuve ‘demeure fort mal aisée. Les frais d'un premier établissement qui n'a duré que deux ans ont entamé un petit capital qui faisoit toute leur fortune’ (Lettre 494). En intercédant auprès d'amis influents comme Gérando et Fourcroy, Morellet parvient à obtenir pour la veuve une pension et pour son fils, Henry François Louis Chéron, une bourse au lycée Napoléon. Dans sa dernière lettre connue, Morellet sollicite auprès de Laîné, ministre de l'Intérieur, une sous-préfecture pour Henry François Louis (Lettre 621).

Au cours des années 1808–1809, Morellet s'efforce, afin de préserver de la conscription militaire son petit-neveu, Louis Joseph Marmontel, de lui trouver un remplaçant, tâche qui s'avère difficile et compliquée (Lettres 505n2, 517 et 518). En 1809 il s'adresse à Gaudin, ministre des Finances, pour obtenir en faveur de Marie Adélaïde Lerein de Montigny, veuve Marmontel, qui vient de perdre son fils aîné, un sursis pour le paiement des droits de succession (Lettres 525 et 525a). Après le décès de sa nièce, Morellet aide Louis Joseph à disperser les épaves de la bibliothèque de son père, l'académicien Marmontel (Lettres 574, 576 à 579 et 582). Pour Louis Joseph, il demande sans succès à Jean Baptiste Huzard une place d'agent comptable dans les haras (Lettre 585). Morellet intervient en 1815 pour lui faire obtenir une indemnité, sa ferme de Paley ayant été dévastée par les armées alliées (Lettre 591), puis le conseille en 1817 sur les droits de propriété littéraire qu'il conserve sur les œuvres de son père (Lettres 604 et 605).

Morellet n'oublie pas dans ses bonnes œuvres sa sœur Rosalie, religieuse à Evian, à laquelle il fait parvenir à plusieurs reprises, en 1808, des subsides (Lettres 501 et 507).

En 1809, dans une lettre à Fourcroy, directeur général de l'Instruction publique, il recommande le jeune François Julien Marmontel, fils d'un notaire d'Aurillac apparenté à Jean François Marmontel, pour l'obtention d'une demi-bourse au lycée de Clermont-Ferrand (Lettre 524).

Grâce aux recommandations et à l'appui de Morellet, un autre parent — son petit-cousin, Wenceslas Morellet — quoique jugé ‘sans capacité’ par ses supérieurs hiérarchiques, obtient d'être nommé en 1811 commis principal et sous-commissaire de la Marine à Raguse (Lettre 548). Par la suite, Morellet intervient encore à plusieurs reprises en faveur de Wenceslas (Lettres 588, 589 et 592).

Soucieux de laisser après sa mort ‘un petit pecule pour celle de mes nièces qui soigne ma vieillesse et qui me fermera les yeux’ (Lettre 543), Morellet obtiendra, en juin 1816, une pension de 2000 francs, réversible après son décès sur Antoinette Adélaïde Belz.

Ainsi, les lettres de Morellet font apparaître clairement l'emploi éclairé et bienfaisant qu'il sait faire de sa fortune recouvrée, en en faisant largement bénéficier sa famille et ses amis.

Ses lettres enregistrent aussi, avec une précision presque clinique, le déclin progressif de ses forces, les aléas de sa santé, les états d'abattement passagers qu'il éprouve. En novembre et décembre 1785 il souffre d'une hernie inguinale, ‘suite negligée des efforts que j'avois faits en passant la mer’ [la Manche, en décembre 1784]; voir Lettres 252, 264, 273 et 274. Le 18 avril 1792 il écrit à Lansdowne: ‘j'ai perdu presque toutes mes dents et qui plus est ma tête et mon goût pour le travail sans lequel la vie me sera bien insipide’ (Lettre 321). Sa vue s'affaiblit: ‘Mon œil gauche me sert très peu et je ne pourrai bientôt tailler mes plumes que par approximation’, explique-t-il à Maria Edgeworth le 25 mai 1805 (Lettre 452). L'année suivante, en octobre, il dit à Rœderer que ses yeux ‘ne peuvent supporter la chaleur et les lumières des spectacles; ils sont même trop foibles pour lire toutes les productions de nos poètes’ (Lettre 472). En juin 1807, il écrit au même correspondant que, menacé de perdre tout à fait la vue, ‘incapable d'un travail un peu long et voulant me menager une ressource pour le tems où je serai tout à fait aveugle’, il a recommencé à jouer du violoncelle (Lettre 486). Davantage sujet à l'introspection, Morellet constate que ses facultés physiques et mentales se dégradent simultanément: ‘mes yeux et ma tête s'affoiblissent en même tems et sensiblement. Je ne puis guères lire ni écrire une heure de suite sans fatigue et sans douleur et lorsque je ne puis faire ni l'un ni l'autre je n'ai plus que des pensers vagues, fugitifs, et incohérens comme ceux des reves’ (Lettre 490; concernant ses mauvais yeux, voir aussi Lettres 479, 489, 495, 505, 573, 593, 594, 596, 598, 608, 614 et 616 à 621). Sans jamais devenir tout à fait aveugle, il ne pourra plus guère, à partir de la fin de l'année 1813, tracer dans ses lettres à ses amis, que quelques rares lignes autographes, d'une écriture tremblée et maladroite.

Non sans humour et en manifestant une force de caractère intacte, Morellet renseigne Rœderer sur l'état de sa décrépitude: ‘représentez-vous un vieillard debile obligé de faire à chaque pas un nouvel effort pour monter une pente douce et vous aurez un tableau vrai de ma foiblesse et de ma nullité’ (Lettre 486).

Ses lettres conservent aussi la trace d'indispositions passagères: rhumes (Lettres 420, 570, 574 et 577), indigestions (Lettres 481, 553 et 554) et chutes (Lettres 517, 544 et 546) le retiennent chez lui. Le 5 février 1813, il éprouve un ‘vertige’ de quelques heures qu'il caractérise comme une ‘apoplexie mais en miniature’ (Lettre 564).

Un grave accident de voiture, survenu le 3 décembre 1814, au cours duquel son fémur gauche est brisé, le force à garder la chambre et l'immobilise pendant de longs mois (Lettre 588). Son état général s'en trouve durablement altéré. Il parvient cependant à surmonter partiellement ce handicap, recommençant bientôt à marcher chez lui avec des béquilles (Lettres 594 et 597) et se faisant porter à plusieurs reprises au palais de l'Institut en 1817 et 1818 pour assister aux séances de l'Académie française (Lettres 603n4, 606n4 et n5, 608n2, 613 Remarques et n3 et 614).

Dans cette dernière partie de sa vie, il voit disparaître peu à peu ses plus anciens amis. Successivement il apprend le décès de la maréchale de Beauvau, constatant en peu de mots ‘le vuide qu'elle laisse dans les restes de la société polie et de la bonne compagnie qui se rassembloit chez elle’ (Lettre 485). Il apprend la mort, à la force de l'âge, de Louis Claude Chéron, puis celles de Mme de Vergennes (Lettres 500 et 501), de son ancien élève, Barthélemy Louis Martin Chaumont de La Galaizière, ancien évêque de Saint-Dié (Lettre 510), de ses neveux Charles Joseph François et Albert Charles François Marmontel (Lettres 523 et 525) et de son ami et confrère Suard (Lettre 606).

Ses dernières lettres le montrent accablé de lassitude et de souffrances: ‘La trop longue durée de ma vie m'a enlevé parmi d'autres amis la plupart des hommes instruits dont j'aurois pu reclamer les services’, confie-t-il à Dumont en novembre 1817 (Lettre 609). A Rœderer, qui vient de perdre sa femme en 1818, Morellet dit la peine qu'il ressent à voir progressivement disparaître ses plus anciennes et intimes relations: ‘c'est une des plus grandes peines de ma vieillesse’ (Lettre 614). Le 30 novembre suivant, jour de la Saint André, le nonagénaire affaibli fait ses adieux à Maine de Biran, Laîné et d'autres amis: ‘Lundi soir, écrit Madame de Rémusat à son mari le 2 décembre 1818, c'était la fête de l'abbé Morellet; nous étions tous rassemblés; on l'a amené dans son fauteuil, faible, abattu, nous reconnaissant avec peine. On a fait un peu de musique. Sa nièce, qui devait partir le lendemain, pleurait beaucoup. Il nous a dit une espèce d'adieu, comme si c'était la dernière fois qu'il assistait à une pareille réunion; personne n'osait répondre, et, au bout d'un quart d'heure, on l'a emporté, parce qu'il n'en pouvait plus’ (Correspondance de M. de Rémusat pendant les premières années de la Restauration, Paris, 1883, 2:134–135); voir aussi Lettre 621 Remarques.

Dans un article du Conservateur, non signé et daté du 21 janvier 1819, Chateaubriand salue dignement la mémoire de son confrère à l'Académie: ‘Représentant d'un autre siècle parmi nous, M. l'abbé Morellet avoit connu Montesquieu, Voltaire, Buffon et Rousseau. Il aimoit à nous raconter leur gloire, comme ces vieux soldats qui, restés seuls au milieu des générations nouvelles, se plaisent à parler des généraux illustres sous lesquels ils ont combattu. On remarque dans les écrits de M. l'abbé Morellet de la lecture, de la perspicacité, de saines doctrines littéraires. [. . .] C'est avec une peine réelle que nous voyons ainsi disparoître les véritables gens de lettres’ (Le Conservateur, tome 2, 1819, p. 123–130).


1 Jacques Peuchet utilisa dans son Dictionnaire universel de la géographie commerçante (Paris, 1799–1800) une partie des matériaux rassemblés par Morellet; voir Lettre 365.

2 Publiés par Jeffrey Merrick dans André Morellet: texts and contexts (SVEC 2003:10, p. 33–64).

3 Morellet venait d'entrer dans sa 66e année le 7 mars 1792.

4 Lorsqu'en 1813, au décès de Jean François Cailhava, cette pension devient vacante, la classe l'attribue de nouveau à Morellet.

5 Quelques extraits de ces Matériaux ont été publiés dans André Morellet (1727–1818) in the republic of letters and the French Revolution, éd. Jeffrey Merrick et Dorothy Medlin (New York, 1995), p. 115–184.

6 Le 13 février 1796 [24 pluviôse an IV] Morellet écrivit à Lansdowne: ‘Il m'a fallu vivre de la vente d'une partie de mon mobilier et de quelques portions de ma bibliothèque’ (Lettre 334). La ‘Table des divisions’ du Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. l'abbé Morellet, de l'Académie française, publié par Charles Hippolyte Verdière en 1819 (voir Ill. 30), contient 363 titres en théologie, 244 en jurisprudence, 1476 en sciences et arts, 1186 en belles-lettres, 1258 en histoire, 190 dans le supplément, et 2 titres omis. ‘Riche en ouvrages grecs, latins, français, italiens, et anglais’ et renfermant ‘un grand nombre d'éditions Elzevirs et de Variorum’ (‘Avertissement’ de l'éditeur), cette collection fut vendue du 18 octobre au 1er décembre 1819 (voir Dorothy Medlin, ‘André Morellet's library’, Libraries & culture 31, no. 4, automne 1996, p.574–602).

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